CHAPITRE X
Kohr regardait la lourde nef qui entrait dans le port de Cotalia. Elle était pavoisée d’oriflammes claquant au vent, mais ses voiles à demi déchirées et des traces d’incendie sur son château arrière trahissaient qu’on s’était battu à son bord. Si certains marins royaux se rendaient aussitôt qu’apparaissaient les fines embarcations de guerre et les pavillons à la Soie Rouge, d’autres préféraient défendre leur cargaison. En vain, d’ailleurs... Aucun des bateaux attaqués n’avait pu échapper à son sort. Quant aux équipages qui avaient osé se défendre, ils avaient été massacrés. La pitié n’existait pas plus sur mer que sur terre.
Sur le pont, les vainqueurs répondaient aux vivats qui montaient des digues et des appontements. Kohr songea que la population de Cotalia avait vite pris le parti de ses envahisseurs, passé le choc consécutif à l’assaut de la ville. A présent, on aurait pu croire que ces braves gens avaient été opprimés par la couronne de fer et qu’ils avaient toujours rêvé de se révolter contre elle.
La cité s’était rendue quasi sans combattre, aussitôt que ses habitants avaient réalisé que l’armée des rebelles ne s’en venait pas sous leurs murs juste pour parader. Ses édiles avaient dépêché au duc Perth des émissaires, pour lui demander quelle serait son attitude s’ils lui ouvraient les portes. Contre l’avis de certains seigneurs qui, apparemment, ne rêvaient que pillage et bain de sang – et sur les conseils de Kohr Varik — Perth de Xanta avait répondu qu’il se montrerait clément, que nul ne serait molesté. En revanche, si on prétendait lui résister, il ne ferait pas de quartier, n’épargnant ni femme ni enfant.
La réputation de son armée était telle qu’un accord avait vite été conclu. La garnison livrerait un simulacre de combat, pour l’honneur, puis les clefs de la cité seraient remises au duc. Lequel s’engageait en retour à laisser ses troupes camper hors les murs, ne pénétrant à Cotalia qu’avec sa seule garde et celles de ses alliés.
Ainsi fut fait. La parodie de bataille provoqua tout de même la mort d’une dizaine de soldats de part et d’autre, puis, malgré les serments réciproques, quelques femmes furent un peu violées. Mais après tout, pourquoi s’étaient-elles approchées de la troupe ? Tout cela n’était que broutilles. L’important était la magnifique rade de Cotalia.
Or donc, les vaisseaux des coalisés avaient rallié Cotalia et, depuis, traquaient les navires de commerce Voniens. L’or affluait dans les coffres du duc Perth et de ses chefs de guerre. Kohr lui-même en recevait sa part et, ma foi, pensait qu’il n’avait jamais été aussi riche.
Pourtant, il n’était pas satisfait de la tournure que prenaient les choses. Vonia s’installait dans le conflit avec une espèce de volupté, et il n’oubliait pas la tâche que lui avait confiée la Dame d’Alkoviak. Ni non plus que tout ce chaos était voulu par le dieu Arasoth. Il devait lutter contre. Seulement il ne voyait pas comment...
Kohr fit quelques pas le long de la plage, entra dans l’eau encore très froide. Tout était calme, à Cotalia. Les artisans travaillaient ; à l’extérieur, les champs étaient cultivés, les vergers fleurissaient, annonçant le printemps. Pourquoi les hommes s’entre-déchiraient-ils alors que la nature se gonflait de sève et que les beaux jours arrivaient ?
Un bruit de galop le fit se retourner. C’était Gamlla. Il la salua de la main. Son épouse sauta de sa monture en voltige, courut sur le sable en semant ses vêtements derrière elle puis plongea en poussant un grand cri de plaisir, nagea vigoureusement, émergea à côté de lui. Elle éclata de rire.
— Par les dieux, c’est encore plus froid que les rivières d’Aurias !
— Nous sommes très au nord et l’hiver est à peine derrière nous... Viens... Nageons jusqu’à ce rocher !
Il montrait un promontoire battu par les vagues. Les deux jeunes gens s’élancèrent, faisant la course. Gamlla arriva la première, se hissa sur le roc, tendit la main à son mari. Kohr grimpa, s’assit à côté d’elle, un peu essoufflé. Elle se laissa aller contre lui et, sans façon, lui dénoua son pagne. Nus, ils goûtèrent la caresse du vent sur leur peau. Gamlla regardait la nef qui s’amarrait dans le port.
— Encore un beau butin, observa-t-elle. Elka de Tehlan doit s’arracher les cheveux !
Kohr resta silencieux. Sa compagne s’allongea confortablement, posa la tête sur ses cuisses.
— Un message est arrivé pour Ethi, annonça-t-elle. Dame Iladia a mis au monde un garçon prénommé Milos... Ethi est fou de joie. Il a dit que son fils serait un jour roi de Vonia !
Kohr pinça les lèvres.
— Et que dit le duc Perth ?
— Je ne sais pas. Je n’ai appris la nouvelle qu’en rentrant d’inspection. Je ne me suis pas attardée au palais, j’avais hâte de te retrouver.
Kohr se pencha pour baiser sa femme au front. Gamlla était souvent loin de lui. Perth de Xanta l’avait confirmée dans son grade de chef de guerre, lui confiant plusieurs bataillons. Ses tâches l’occupaient grandement et l’éloignaient de Cotalia. Kohr trouvait cela pesant. Lui-même n’avait aucun commandement précis, son oncle le gardant, disait-il, en réserve, et il avait l’impression d’être volontairement tenu à l’écart de la politique ducale.
En outre, Ethi continuait, quoique moins fréquemment, à fréquenter la couche de Gamlla, qu’il soit ou non présent, et il le supportait de plus en plus mal. Il craignait de voir son amour pour son épouse s’altérer. Ne trouvait-il pas déjà qu’elle s’accommodait trop bien de devoir se donner à deux hommes en même temps ?
— Gamlla... commença-t-il, hésitant.
Sa compagne leva les yeux vers lui, souriante. Les pointes de ses seins étaient dressées, sa peau granulée de froid. Elle était belle et forte. Devait-il lui parler ?
— Oui, Kohr ? Il se décida.
— Je veux savoir... ce que tu éprouves pour Ethi.
Elle eut l’air très étonnée. Mais il se demanda si cet étonnement était feint ou réel, et réalisa qu’il doutait de la franchise de sa femme. Son coeur déborda de fiel.
— Mais... je n’éprouve rien pour Ethi ! dit Gamlla. Elle se redressa, se tourna vers lui, lui prit les mains.
Ses yeux s’embuèrent brusquement.
— Kohr ! Tu... tu crois que... que je l’aime ?
La gorge nouée, il secoua la tête.
— Non... Mais... tu es... si complaisante avec lui.
Elle devint toute rouge.
— Je croyais que c’était ce que tu désirais !
Il ne répondit pas.
— Kohr... si... si je suis... complaisante... c’est parce que je pensais que tu voulais que je le sois... pour le bien de la coalition... Parce que tu t’étais réconcilié avec Ethi. Je... je croyais que j’étais... aussi à lui. Tu ne m’as jamais laissé deviner que tu n’étais pas d’accord... Je n’aime pas Ethi. Je n’aime que toi !
De toutes ses forces, Kohr voulut repousser la méfiance qui l’habitait.
— Pourtant, quand tu fais l’amour avec lui, tu as du plaisir !
— Bien sûr ! Je suis une créature de chair ! Mais avoir du plaisir avec un homme n’implique pas obligatoirement que l’on soit amoureuse de lui ! As-tu aimé toutes les femmes qui t’ont donné du plaisir ?
Kohr cilla, touché par la pertinence de cette dernière phrase.
— Tu... tu ne veux plus que je me donne à Ethi ? reprit Gamlla.
Il resta silencieux. Elle lui serra les mains plus fort.
— Si tu ne le veux plus, je ne le ferai plus. J’en serai soulagée... Seulement il faut que tu me le dises, Kohr. Franchement.
Il se mordit les lèvres, conscient soudain de son immense lâcheté. Il ne voulait pas que Gamlla continue de faire l’amour avec Ethi, mais il redoutait, s’il le lui interdisait, que son cousin n’en prenne ombrage. Il n’avait pas envie de revivre la fâcherie qui les avait séparés.
Un éclat douloureux passa dans le regard de Gamlla.
— Kohr... Tu dois me dire...
Il soupira, englué dans sa contradiction, pensa à Lynn qui devait être tout près d’enfanter. Aurait-il accepté qu’Ethi la touche ? Il eut honte de lui, de cette question qu’il se posait.
— Kohr... (Gamlla le dévisageait, suppliante.) Je t’aime... murmura-t-elle.
Il l’attira contre lui, posa sa bouche sur la sienne. Ses grandes mains prirent possession des seins lourds. Elle gémit. Il la fit s’accroupir sur le rocher, regarda son large dos, ses hanches très blanches, ses cuisses fortes. Son coeur s’emballa, son ventre s’alluma de désir. Il se plaqua contre ses fesses et la prit rudement, à la façon d’un animal couvrant sa femelle.
Mais tout en jouissant, il se dit qu’il n’avait pas répondu à sa question...
*
**
Lynn descendit lourdement les marches qui menaient au bas de la tour d’angle. Elle sortit dans le petit jardin, s’immobilisa, les mains croisées sur le ventre. Elle était essoufflée. Depuis quelques jours, sa grossesse lui pesait. Elle dormait mal, elle souffrait du dos, et le bébé, dans ses entrailles, remuait beaucoup. Les sages-femmes lui avaient assuré qu’elle accoucherait bientôt. Malgré la crainte que lui inspirait cette échéance, elle l’attendait impatiemment.
Elle l’attendait tout en soupirant après Kohr. Elle aurait tant voulu enfanter en sa présence. Lors de la délivrance de Musilla, déjà, il était au loin. En irait-il de même chaque fois qu’il serait père ?
Son absence était pour elle une raison supplémentaire de haïr la guerre. Elle tremblait pour lui à chaque heure du jour, comme elle tremblait pour le comté de Varik, pour le domaine de Kalahar, pour toutes ses possessions – mais aussi pour Komor, pour Xanta, pour le royaume entier. La guerre entraînait la souffrance, la mort, la peste, la ruine. Les hommes étaient fous de se combattre pour des choses aussi futiles que l’orgueil d’un duc ou celui d’une reine.
Pourtant, Lynn n’avait jamais parlé contre la décision de son époux. Elle connaissait les raisons de son engagement aux côtés du duc Perth et les approuvait. Elle savait que lui seul pourrait éviter qu’advienne le pire. Et elle l’admirait pour cela tout autant que pour son courage, sa force, son intelligence.
Elle alla s’asseoir sur le banc de pierre où, quatre ans auparavant, Kohr lui avait déclaré son amour. Quatre ans... Il semblait parfois à la jeune femme que des siècles avaient coulé. Elle se sentait vieille. Vieille... alors qu’elle n’avait pas vingt ans !
Les nuits passées loin de Kohr comptaient pour des éternités.
Le grand intendant du château apparut, s’inclina. Lynn se redressa, étouffant un soupir.
— Noble dame, annonça l’homme, il est l’heure de vous rendre au Lit de Justice.
Elle acquiesça. Depuis que Kohr et Gamlla étaient partis à la guerre, c’était elle qui administrait les divers domaines de son époux. C’était une lourde tâche, surtout pour une femme enceinte, plus attirée par le chant et la poésie que l’intrigue ou l’étude des livres de censiers...
— Je vous suis, messire intendant, soupira-t-elle.
La Salle de Justice du château de Varik était vaste, froide et mal éclairée, et Lynn détestait y siéger. Ce jour, ce fut pire encore qu’à l’ordinaire. A son entrée, on la salua, genou en terre, chapeau à la main. Il y avait là des officiers et des gens d’armes, des huissiers, des avocats et les accusateurs royaux... bien que Varik n’ait plus guère de rapports avec la cour.
Il y avait aussi les plaignants, souvent des petites gens venus au manoir parce qu’ils avaient épuisé toutes les possibilités de chicane ou d’ententes à l’amiable et que la justice seigneuriale restait leur unique recours. Ils mettaient là beaucoup d’animation.
Ce jour, les choses étaient différentes. Il n’y avait que peu de monde, et des robes de moines se mêlaient aux uniformes des soldats. Lynn s’assit sur la chaise où siégeait d’ordinaire son mari et, se composant un visage grave, attendit que commence l’audience.
Un des religieux s’avança alors, la salua puis, se tournant vers l’assemblée, déclama :
— Que s’ouvre le Lit de Justice du comté de Varik, de par la volonté de la noble dame Lynn de Komor, épouse de notre seigneur !
Il aurait dû ajouter « Et que s’applique la bonne justice du royaume de Vonia ! », mais il s’en abstint. Dans la querelle qui ensanglantait le royaume, le clergé était tout aussi partagé que la noblesse. Ses membres épousaient généralement les opinions des maîtres sur les terres desquels ils vivaient.
Deux huissiers ouvrirent une porte basse et des hommes d’armes apparurent, accompagnant une dizaine de prisonniers enchaînés. Lynn se raidit, pour dominer son réflexe de répulsion. Elle avait attentivement étudié leur dossier. Une suite d’abominations...
Les gardes durent forcer les prévenus à s’agenouiller devant elle. Deux femmes, dont l’une était fort jeune et fort jolie, grondèrent des imprécations.
— Silence ! tonna le moine.
Les murmures cessèrent finalement. Les accusés fixaient Lynn avec haine, sans paraître redouter son jugement. La jeune femme cracha sur le dallage. Un surveillant leva un fouet.
— Non ! intervint Lynn.
L’autre cracha derechef. Lynn détourna les yeux.
— Noble dame, reprit le religieux, fidèles assemblés, nous avons aujourd’hui à instruire un cas de possession démoniaque, deux cas d’assassinat perpétrés sur la personne d’ermites et... (Il marqua un temps) six cas d’anthropophagie... Les dieux nous assistent devant tant de crimes ! Daigne la noble dame de Varik prendre la parole...
Lynn se contenta de lever la main droite en répondant :
— Qu’on instruise l’affaire...
*
**
Elka de Tehlan regardait avec angoisse les trois hommes assis devant elle. Chacun avait parlé. Longuement. Chacun avait rapporté ce que la reine, depuis des semaines maintenant, redoutait d’entendre. Elle avait écouté, posant des questions, comparant mentalement ce qu’on lui disait à ce qu’elle avait pu lire dans les rapports divers et les moindres lettres qu’on lui écrivait, ces plis qu’elle ne négligeait jamais.
La situation était encore plus catastrophique que d’aucuns pouvaient le penser. En fait, Vonia se trouvait au bord du gouffre...
Elle se leva, frissonnante, et alla se camper devant la cheminée. Elle avait froid, mais ce n’était pas uniquement dû à la fraîcheur de ce mauvais printemps. C’était le froid de la peur, de l’angoisse. Cette même angoisse qui la tenait éveillée, la nuit, qui l’épuisait, lui donnant parfois envie de tout abandonner.
Elle se retourna et regarda à nouveau ses trois interlocuteurs. Ils auraient dû être quatre. Mais elle n’avait pas convoqué le comte Mussidor à cet entretien...
— Bien, fit-elle sèchement. Résumons-nous... Les rebelles occupent les marches du nord, où ils campent sur leurs positions. La mobilisation de notre armée est achevée, et vous estimez que nous pouvons nous mettre en campagne d’ici un mois.
— C’est cela, Majesté, acquiesça un des trois ministres en s’inclinant. Dans un mois... pour peu que le temps s’améliore... et si nous pouvons payer les soldes de nos mercenaires.
— Ce qui n’est pas certain, ajouta un autre. Car le trésor...
— Est au plus bas, je sais ! coupa Elka. Et ceci parce que la marine du duc de Xanta fait le blocus de nos côtes et que nul convoi marchand n’a plus accosté en nos ports depuis des semaines.
— Notre commerce terrestre est également au plus mal, intervint le troisième ministre. La guerre épuise nos recettes. Certains royaumes refusent de nous rembourser et même de payer les intérêts des sommes à eux avancées par feu le roi Tawrun.
Les yeux d’Elka étincelèrent de colère.
— Les chacals espèrent la chute de Vonia pour ne pas payer ce qu’ils lui doivent ! s’écria-t-elle. Mon père lui-même me fait lanterner pour m’accorder des crédits !
Les politiciens échangèrent un regard. Les relations entre la reine Elka et le roi Gaur s’étaient passablement détériorées, ces derniers mois...
— Des pillards rançonnent nos caravanes. Et... il se dit, Majesté... que certains courtisans ont partie liée avec eux.
Elka resta de marbre. Elle n’ignorait rien de la corruption qui régnait au sein de sa cour. Tandis qu’elle réfléchissait, ses conseillers s’agitaient sur leurs sièges.
— A tout cela s’ajoute la menace les barbares, reprit-elle enfin. Les tribus chehrles s’agitent fâcheusement.
— L’épouse du seigneur Kohr Varik est d’origine chehrle. Les rebelles ont pu prendre langue avec les barbares.
Elka secoua la tête.
— Non... Je ne crois pas. C’est tout simplement que les Chehrles, comme beaucoup d’autres barbares, veulent profiter de notre affaiblissement pour reprendre leurs mauvaises habitudes de rapines... Mais ce n’est pas là le plus important... Ce qui mine le plus le royaume, c’est le développement du culte d’Arasoth.
Les ministres hochèrent la tête de concert. La jeune femme se replongea un moment dans la contemplation des flammes. Sans se retourner, elle poursuivit :
— Une grande partie de la population est atteinte, aucune couche de la société n’est épargnée. Plus nous luttons contre cette religion, plus elle prend de la force. Elle infeste des corps d’armées. A ma cour même, on la pratique secrètement...
Elle leur fit face.
— Messires, plus que la guerre civile, plus que la rébellion, c’est le culte d’Arasoth qui met la couronne en danger. Je dois me donner les moyens de l’extirper définitivement des esprits... et pour cela, éviter de disperser mes forces.
Elle revint s’asseoir.
— Nous ne nous mettrons pas en campagne. Nous n’attaquerons pas les Coalisés... Je vais envoyer des émissaires au duc de Xanta. Il faut négocier !
*
**
— Négocier !
Aliès Mussidor avait hurlé. Rouge de colère, il fixait avec incrédulité le seigneur Palatios, ministre du commerce extérieur, qui s’était empressé de venir lui relater son entrevue avec la reine. On pouvait éloigner le comte des conseils royaux, il n’en apprenait pas moins très vite ce qui s’y disait. Cela faisait sa force... ou du moins, une partie de sa force.
— La reine est folle ! gronda-t-il.
Palatios grimaça un sourire.
— Le royaume est malade, messire. La reine juge inopportun d’entrer en campagne.
— Inopportun ! Alors que notre armée est cinq fois plus puissante que celle de Perth de Xanta et de sa clique !
— Certes, acquiesça le ministre avec obséquiosité. De plus, votre fils, le seigneur Tahl, a toutes les chances de commander cette armée, maintenant que Cothias de Ruther a été relevé de ses fonctions...
Aliès Mussidor regarda Palatios de travers. Il avait parfaitement saisi la perfidie cachée dans ces derniers mots. Perfidie tout à fait justifiée, du reste. Chacun savait qu’il intriguait pour que son fils devienne, malgré ses précédentes défaites, le général en chef des troupes voniennes.
— Négocier, répéta-t-il. La reine fait erreur. Si jamais le duc de Xanta acceptait de négocier, cela ne serait que pour se renforcer et reprendre les armes plus tard.
— Bien sûr, messire... En outre, il est probable que cette négociation se ferait sur votre dos...
Aliès Mussidor pinça les lèvres de rage. Palatios avait parfaitement raison. Si Elka de Tehlan et Perth de Xanta cherchaient à s’accorder ou à se réconcilier, cela ne se ferait qu’à ses dépens.
Il s’abîma dans ses réflexions. Ses rapports avec la reine étaient très complexes. Il l’admirait pour ses capacités intellectuelles autant que pour sa beauté mais la redoutait comme la peste. Bien qu’elle se fût un jour donnée à lui ([4]), il savait qu’elle ne l’aimait pas. Et pourtant, il existait entre eux plus que de la complicité ou une simple communion d’intérêt. Une sorte de lien s’était tissé, depuis qu’elle l’avait appelé au Grand Conseil. Et c’était ce lien qu’il devinait en train de se défaire. Il devait réagir. Mais comment ?
Aterna... Le mage le conseillerait. Grâce à la toute-puissance d’Arasoth !
— C’est bien, seigneur Palatios, dit-il enfin. Merci pour les éclaircissements que vous m’avez apportés. Je vais aviser.
Palatios parut étonné d’être congédié aussi abruptement. Toutefois, il s’inclina sans mot dire puis se retira aussitôt.
Aliès Mussidor sortit immédiatement, mais par un passage dérobé qui le mena au pied d’une des tours du palais royal. Il longea la muraille, jetant des regards préoccupés aux troupes qui manoeuvraient dans la cour, relevant la garde. Enfin, il s’engouffra dans une autre tour, celle où demeurait maître Aterna. Celle où s’ouvrait le couloir qui menait à la crypte du démon.
*
**
Arasoth perçut la venue de son visiteur avant même que celui-ci n’ait frappé à la porte de son antre. Son esprit réintégra dans l’instant la dépouille immobile, cataleptique, du sorcier. Arasoth trouvait se jeu prodigieusement amusant. Aliès Mussidor, comme chacun, croyait d’adresser à maître Aterna. Si tous ces imbéciles avaient pu deviner qu’ils parlaient en fait au dieu lui-même, ce dieu qui serait bientôt leur maître, qu’ils adoreraient, dont ils deviendraient les esclaves...
Mussidor entra, et Arasoth se reput des ondes de peur qu’il dégageait. Le glorieux ministre crevait de trouille, ce qui était fort réjouissant !
— Ah, maître Aterna ! s’écria l’arrivant en forçant l’amabilité de sa voix. Vous êtes bien portant, ce jour, je m’en réjouis !
Entrant dans le jeu, rendant vie au corps du mage, Arasoth répondit :
— Grand merci, messire comte. En effet, mes... absences se font plus rares. Il n’empêche que je consulte fréquemment notre glorieux maître... Je sais pourquoi vous venez... Vous redoutez que la reine ne négocie avec le duc de Xanta !
Il était si facile pour lui de lire les moindres pensées des humains ! Le démon se réjouit de la grimace d’étonnement de son interlocuteur.
— C’est cela, oui... Je crains qu’un arrangement ne nuise à... à nos affaires.
Aterna — Arasoth – secoua la tête en prenant un air bonasse.
— Ne soyez pas en souci, messire. Il y aura la guerre. N’est-ce pas ce que vous désirez ?
Une expression de méfiance envahit le visage d’Aliès Mussidor.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? Vous ne serez pas à la table de conférence, que je sache !
Aterna eut un petit rire.
— Non pas, messire, mais je n’aurai nul besoin de m’y trouver. J’agirai par l’intermédiaire d’Arasoth... N’ai-je pas procédé ainsi chaque fois qu’il a fallu influer sur le cours des événements ? Vous avez pu juger du résultat. Jamais vous n’avez été aussi près du pouvoir.
Le ministre eut un geste de dépit.
— Vous vous moquez, maître Aterna, gronda-t-il. Une guerre civile me sépare du pouvoir ! Au reste, ai-je jamais dit que je le voulais ?
— Certes non... Mais c’est tout comme. Le jour où la couronne de fer roulera de la tête de la reine Elka, ne serez-vous pas là pour la ramasser ?
— D’autres y seront, qui pourront en avoir plus de droit que moi !
— Il faut donc les éliminer... C’est à cela que je m’emploie. Vous devez me faire confiance. Nos intérêts sont liés, je ne les trahirai pas !
Aliès Mussidor haussa les épaules.
— Pour l’heure, la situation n’est pas brillante. Je ne vois guère que ce culte nouveau qui se répand, des meurtres, une violence gratuite... plus Perth de Xanta toujours bien vivant et décidé à m’abattre !
Arasoth perçut l’exaspération de son vis-à-vis et en conçut de l’agacement. Mussidor n’était qu’un misérable mortel, qu’il pouvait anéantir s’il lui en prenait le caprice... Cependant, il lui était très utile ! C’était grâce à sa tolérance que la police s’y prenait si mal pour traquer ses fidèles.
Il pesa le pour et le contre... puis décida d’agir sur l’esprit du comte pour apaiser ses soucis. Ce ne fut pas très difficile.
Quand il ressortit de la tour, le visiteur souriait. Arasoth put alors s’occuper de choses plus importantes.
La grandiose cérémonie sacrificielle qu’il avait résolu de se faire dédier pour les fêtes du solstice...
C’était tout de même autre chose que les humeurs d’un ministre !